Ed Wood : le prince de l’enfer cinématographique

À gauche, le vrai Ed Wood et Johnny Depp, incarnant Ed Wood dans le film de
Tim Burton, Ed Wood(1994)



Eh oui, il fallait que je discute de lui un jour, surtout lorsque l’on opère dans le domaine du 7e art. N’est-ce pas ? Par ailleurs, il n’y a pas grand critique ou cinéaste qui aime discuter de lui, et quand on doit discuter de lui, c’est plutôt dans un ton léger propice à la rigolade, que dans le gravitas de l’art sérieux. Il faut bien connaître l’artiste, tout autant que l’œuvre, malgré que l’on traite du pire cinéaste dans toute l’histoire du cinéma et même le fait trivial que je puisse en parler, est capable de faire dissiper l’ennui mortel que je vis présentement. En fait, afin de ressentir une totale liberté pour traiter l’histoire de la vie d’Edward Davis Wood Jr, il faut au préalable avoir ingurgité quelque chose de bien puissant, comme une consommation de Margarita ou un cocktail de Bronx, parce qu’Ed Wood enferme en lui-même une certaine ivresse. Est-ce que c’est une plus forte ivresse que Charles Bukowski ? Ah ça, on ne peut le savoir, pour autant que votre dévoué serviteur n’est pas lui-même un alcoolique. Ce qui est agréable ce soir, c’est que j’ai consommé un Zombi et cela me permettra de décrire efficacement Ed Wood et son œuvre dans la joie, la volupté et la bonne humeur.
  
Si le film Citizen Kane(1941) d’Orson Welles est un film reconnu comme l’un des meilleurs films de tous les temps, alors son film Plan 9 from Outer Space(1959) incarne la parfaite opposition. Citizen Kane est le meilleur film, car l’œuvre possède la meilleure réalisation (Orson Welles), le meilleur scénario (Orson Welles et Herman J. Mankiewicz), la meilleure distribution des acteurs (les sublimes acteurs et actrices du Mercury Theater : Orson Welles, Joseph Cotten, Agnès Moorehead, Ruth Warrick, Dorothy Comingore, etc ), la meilleure direction-photo (Gregg Toland), le meilleur montage (Robert Wise), la meilleure direction artistique (Van Nest Polglase, Darrel Silvera et Edward Stevenson), ainsi que la meilleure musique (Bernard Herrmann). Enfin bref, dans ce classique de Welles, c’est l’agglomération du meilleur et c’est tout aussi proche du film parfait que cela ne sera jamais. 

Plan 9 from Outer Space, par contre, c’est la tempête parfaite de la nullité et du désastre cinématographique. C’est la pire réalisation (Ed Wood), le pire scénario (Ed Wood), la pire direction artistique (Tom Kemp, Tony Portoghese, Harry Reif, Tom Jung), le pire montage (Ed Wood), la pire distribution d’acteurs (Tor Johnson, Vampira, Paul Marco, Conrad Brooks, Cryswell, Gregory Walcott, John Breckinridge, Dudley Manlove), la pire direction-photo (William C. Thompson) et finalement la pire musique, pour ce film et pour n’importe quel film (Frank Worth). Eh bien ! Les planètes se sont bien alignées pour qu’Ed Wood fasse un film qui serait parfaitement minable sous tous ces points et c’est plutôt un événement rarissime d’ailleurs. 

Un film ordinaire qui ne serait pas exceptionnel, doté d’une faible scénarisation, peut contenir quelques qualités, au point de vue de la performance des acteurs et même de la réalisation. Ce qu’il y a de plus remarquable dans cette œuvre d’Ed Wood, est que l’on arrive tout de même à trouver chez son auteur un style distinctif, malgré toute l’incohérence et la stupidité accablantes qui frappent le film. Les aspects de la mise en scène, de la scénarisation et de la direction artistique peuvent contribuer au style cinématographique d’Ed Wood, aussi pauvre ou abyssale qu’il puisse être. 

Plan 9 from Outer Space renferme des lignes de dialogue aussi lourds que bizarres, malgré que l’on peut discerner des répliques imbéciles et inutiles dans d’autres navets de série B. Il existe tellement de perles, en matière de dialogue loufoque, telles que « Future events like these will affect you in the future », « Murder.. Well that means someone’s responsible », « How was the shape of your flying saucer honey… Well it looked like a huge cigar » et l’incontournable « Modern women… Yeah they’ve been that way throughout all the ages, especially at a time like this ». Je m’esclaffe de rire à chaque fois que je les entends que ce soit pour des compilations de ces répliques sur Youtube.
 En soi, si on s’aperçoit que les répliques d’un acteur deviennent imbéciles ou inutiles dans la logique des personnages ou du récit, cela nous révèle amplement de l’incompétence du scénariste. Certes, c’est tout à fait dans le malheur d’Ed Wood, car les acteurs interprètent leur personnage de façon naturelle et dramatique, que cela procure des réactions comiques involontaires et le film se veut sérieux, plutôt que comique. Ed Wood essaie quand même de nous communiquer une histoire d’extra-terrestres qui veut faire revivre les morts d’un cimetière. L’idée semblait bonne dans le moment, parce qu’il existe un intérêt pour un public, afin de connaître des extra-terrestres qui veulent faire revivre les morts. L’idée peut devenir meilleure, si le projet est bien exécuté, tout en restant dans le bon goût. 

Cependant, malgré les lourds défauts de la production, ainsi que de son manque de talent afin de construire un récit qui respecte une structure simple en trois actes, Wood arrive à peine afin de soumettre une forme et une cohésion à son film, que cela devient une débandade spectaculaire. Malgré tout, dans son échec de transmettre une histoire cohérente et un message humaniste à partir de ses personnages d’extra-terrestres très humanoïdes, Wood arrive à nous divertir. C’est tout le côté « mauvais » qui nous renvoie un film sympathique sous nos yeux, car on perçoit la passion dans le cinéaste Ed Wood et non un je-m’en-foutisme. Si le spectateur avait perçu une nonchalance chez le cinéaste, il se serait mis à détester le film au grand complet dans toute sa cruauté. 

Étrangement, un critique de cinéma ordinaire n’arrive même pas à mépriser complètement Ed Wood. Glen ou Glenda(1953) n’est presque pas un film conventionnel, tant qu’il renferme un merveilleux mélange de surréalisme et de poésie, ce qui rend le film parfaitement expérimental, tout comme pour Plan 9. La poésie ludique pour Glen or Glenda fait penser au cinéma expérimental de Kenneth Anger, Fireworks, ainsi que de Jean Cocteau, Le Testament d’Orphée. Glen or Glenda tombe dans un surréalisme aux antipodes du cinéma-vérité et du cinéma de fiction. Wood emprunte pour Glen or Glenda une poésie, aussi similaire que Le Sang d’un poète de Jean Cocteau, tout en l’exécutant pauvrement.
En matière de qualité, Glen or Glenda est tout autant nul que Plan 9. Wood laisse tomber la cohérence d’un récit pour un surréalisme kafkaïen en abordant la vie et le destin tourmenté de Glen, un travesti. Ce fut un film semi-autobiographique, dont Wood était presque incapable d’en faire un récit cohérent qui soit compréhensible et intelligible pour n’importe quel spectateur. Il existe des scènes de rêve qui sont censés nous traduire les états d’esprit de Glen, mais cela échoue totalement. À la place, les scènes procurent au film, un style de cauchemar éveillé qui n’explique en rien la psychologie de son héros. Dans Glen or Glenda, on poursuit dans toute l’incompétence de réalisation imaginable, l’histoire de Glen, un individu qui entretient une pulsion fétichiste pour les tenues féminines et les couvre-chefs en angora.
Glen développe un alter-ego féminin Glenda, lorsqu’il se travesti complètement en femme et doit vivre avec les tribulations de sa déviance dans sa vie de couple, avec une jeune Dolores, interprété par la copine de Wood de l’époque, Dolores Fuller.

Passons maintenant à la vie de l’artiste. Edward D. Wood Jr est né à Poughkeepsie, dans l’état de New York, le 10 octobre 1924. Il est issu d’une petite famille modèle, dont le père Edward Sr travaillait pour subvenir à sa famille en tant que facteur et dont la mère, une simple ménagère, l’habillait avec une robe dès l’âge de 4 ans. Selon sa femme Kathy Wood, sa mère Lilian l’habillait avec une robe à la maison, car elle éprouvait de la frustration de n’avoir jamais eu une fille. Mise à part que sa mère pouvait à l’occasion le travestir en tenues de fille, il a vécu une enfance relativement heureuse. Il découvrait durant son jeune âge le cinéma comme principale évasion de la maison familiale, en errant dans un théâtre du coin pour observer des serials comme Flash Gordon,  Buck Jones ou des films de série B. Il rêvait de faire des westerns et se prêtait à l’écriture de scénarios de western durant l’enfance et organisait de petites soirées théâtrales dans sa cour avec les garçons du quartier. Il collectionnait les affiches en les sauvant des ordures, tandis que les employés du théâtre se débarrassaient des films et des posters en éliminant le surplus d’inventaire. Le petit Eddie reçoit une caméra Kodak Cine Special pour son 12e anniversaire et tourna de sa propre initiative, de petits courts métrages de cinéma-vérité. Une expérience mémorable fut de tourner des séquences de l’Hindenburg survolant la Rivière Hudson, lorsqu’il était de passage dans sa ville de Poughkeepsie. Tout fut calme et heureux, jusqu’au jour où le jeune Eddie devait s’enrôler dans la marine américaine durant la Seconde Guerre mondiale, pour combattre l’ennemi commun du monde entier, Hitler, évidemment. Lors de ses nombreuses missions en France, il dissimulait des sous-vêtements féminins en dessous de son uniforme et de ses fatigues militaires. Wood avait une sainte peur qu’une personne le découvre, accoutré de dessous féminins, lorsqu’il pouvait être blessé en action. S’il était blessé, on devait le dénuder et ainsi découvrir les sous-vêtements, la brassière et la jarretelle, tous de couleur rose fuchsia. Lors de la fin de la guerre en 1945, il avait atteint le grade de caporal, tout en portant des fausses dents car il avait perdu ses quatre dents de l’avant par un coup brutal d’une crosse de carabine à la bouche. En revenant au pays, Wood décide de s’installer en California et de fonder une maison de production Thomas-Wood avec Crawford Thomas, et firent des courts métrages de série B et de la publicité pour les grands cinémas. Ed Wood rencontra Bela Lugosi au travers d’un ami mutuel, Alex Gordon. Celui-ci le présenta Lugosi à Ed Wood durant une rencontre amicale. Alex Gordon était aussi un co-scénariste pour le film d’Ed Wood, Bride of The Monster. Wood n’a pas rencontré Lugosi dans un magasin de cercueils, comme le stipule le film biographique de Tim Burton sur Ed Wood, Ed Wood(1994). Après s’être rencontré, les deux ont développé un excellent rapport ensemble et le reste, comme on dit, appartient à l’histoire. Ed Wood terminait sa vie à la suite d’avoir produit des films pornos, du genre soft pour subvenir à ses besoins, tout comme il devint auteur pour des romans noirs à caractère sexuel. Wood décéda d’une crise cardiaque, à l’âge de 54 ans dans son appartement à North Hollywood, un quartier de Los Angeles en Californie et laissa dans le deuil sa femme Kathy Wood.  
   
Ce que les deux films d’Ed Wood procurent d’impressionnant ou d’inestimable pour le grand public, c’est qu’il y a cet aspect marginal qui en ressort. Le côté marginal de transgresser des tabous pour certains romans noirs, lorsque Wood voulait mélanger la sexualité et la déviance avec le roman noir et la science-fiction. Pour les années 50, quand on voulait parler ouvertement de son travestissement ou de son fétichisme, il fallait être brave et non autrement. Durant les années 50 aux
É-U, il fallait paraître bien, propre, hétérosexuel et éduqué, en ayant une apparence macho et irréprochable. On n’avait aucune ouverture d’esprit et la seule ouverture d’esprit qui demeurait, fut dans le vieux continent de l’Europe.
C’est ce qui rend en quelque sorte Ed Wood admirable, car malgré que son cinéma soit inepte, on ne peut s’empêcher d’admirer l’homme et de saluer l’artiste qui voulait rester cohérent et intègre avec lui-même. Il voulait faire du cinéma à sa façon dans une liberté totale et complète, et on l’admire toujours pour cela. Malgré son manque de talent artistique, Wood avait suffisamment un caractère vendeur afin de convaincre des producteurs de financer ses films durant un certain temps, avant de finir dans la production de pornographie softcore. Parmi les quatre films produits faisant suite à la production de Plan 9, les titres sont Bride of the Monster, The Sinister Urge, Night of the Ghouls et The Violent Years. Ils sont tous réalisés par Wood et sont tous également d’une pourriture prometteuse. 

Pour conclure, je peux vous recommander Plan 9 ainsi que Glen or Glenda, car outre le fait de leur nullité complète, ils valent la peine d’être visionnés. Ils sont aussi une expérience unique, si vous avez un penchant pour le marginal ou l’ineptie au cinéma. Cependant, il existe un autre cinéaste qui est beaucoup plus pire qu’Ed Wood et celui-ci a simplement fait un seul film de toute sa vie. Eh oui, on comprend bien cela… Le film était Manos : The Hands of Fate(1966). Ce film-là était assez pourri pour ne plus jamais retravailler dans le monde du cinéma. Son nom est Harold P. Warren, et nous discuterons ensemble de Monsieur Warren dans un prochain portrait.
  


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