Putain(2001) de Nelly Arcan, une retrospective

Photo: Archives Agence QMI

Depuis un long moment, je ne m’étais pas attaqué à une longue chronique littéraire. Alors, on peut tout aussi bien la débuter en beauté avec le premier roman de Nelly Arcan, Putain, écrit en 2001.

Depuis qu’elle fut une écrivaine célèbre au Québec, personne n’a égratigné la surface de ce qu’elle fut vraiment. Si on devait se fier aux périodiques des médias traditionnels, il n’avait que des chroniques superficielles et nulles aussi. Même à la suite de sa mort, on ne sait presque rien d’elle, et ses romans agissent comme une fenêtre voilée à l'égard de sa vie et de son univers personnel, voir même le seul héritage qu'elle lègue au monde. Je préfère aussi et de loin produire de la chronique, tout en ne tenant pas compte de la controverse de sa biographie récente.

Après les cinq ans qui datent ma première lecture, et pour la deuxième lecture durant cette semaine, j’ai tout de même le sentiment de lire pour la première fois, le livre. D’autant plus, je vais tout simplement me concentrer à propos du livre, en tant que source première. Putain nous parait comme un livre particulier, parce que c’est l’un des ouvrages au Québec, dont le personnage d’une ouvrière du sexe maudit sa condition.

Tout d’abord, je voudrais mettre en garde le lecteur. Si ce dernier n’aime pas les analyses critiques parce qu’elles sont intrusives dans la vie de l'auteur, bien il faudra mettre à l’évidence que chaque ouvrage littéraire est critiquable et analysable. Donc, on doit fouiller dans la vie de son auteur pour son contenu. Alors, cela reste votre choix, vous ne me lisez pas, or bien si vous continuez, ne vous plaignez pas pour rien. D'une certaine manière, Nelly Arcan avait une narratrice au JE, nous laissant croire que c’est l’auteure elle-même qui se raconte. En ce qui concerne le fait de l’Autofiction, c'est l'emplacement de l'oeuvre dans son courant contemporain. Ce n’est pas exactement l’auteure qui nous parle de manière exacte.

Le JE, est aussi un personnage. Cela nous procure une distance et un recul critiques. Il faut le prendre comme un personnage. Même si c’est un récit déconstruit, et même si cela se veut complètement ou partiellement autobiographique. Pour Putain, la narratrice au “je” devient un personnage, tout comme pour le narrateur au “je” de Tropique du Cancer et de Tropique du Capricorne d’Henry Valentine Miller.

En ce qui concerne Miller, le narrateur, narrant encore à la première personne, n’était pas exactement lui-même à des différences près: le narrateur n’avait pas les défauts véritables de son auteur. Miller, dans son oeuvre, était un précurseur de l’Autofiction, avant que les auteurs français et québécois s’en emparent, tels que Annie Ernaux, et Nelly Arcan. Or, Arcan projette son alter-ego dans le livre Putain, qui peut être ou ne pas être elle, aux mêmes différences près. De plus, la narratrice n’est pas exactement fiable, ce qui renvoie largement au courant du Nouveau Roman, où la narration se perd dans la déconstruction du récit. Alors, ce que l’on découvre à propos du récit, est que Putain est un roman de la malédiction personnelle. Nous allons élaborer davantage, en tenant compte du style, de la déconstruction du récit et du portrait de l'Autre.

 

Le style

Tout d’abord, dans le livre d’Arcan, il existe un éclatement de la forme. Pour le style, Arcan calque sur la prose de Marcel Proust. Les phrases sont d'une certaine longueur, et deviennent ampoulées et serpentines. Proust, quant à lui, écrivait des longues phrases qui s’étalaient sur des pages, mais qui contenaient une rigueur stylistique pour la syntaxe. Une rigueur qui subsistait, outre le fait, les phrases furent exhaustives, manquant d’incision. Le texte d'Arcan est dépourvu d’une structure de phrases avec des points-virgules. C'est ce qui procure une impression lassante et éternelle pour ses phrases infinies qui prennent la dimension de longues plaintes. Il faut nous procurer l’assentiment que la douleur est longue et éternelle. Elle peut conduire vers le délire, une façon d’écrire le délire. Les pensées se suivent et s’enchâssent l’une dans l’autre, dans la même et longue phrase, sans rechercher nettement une cohésion.

Par ailleurs, en ce qui aurait trait au style, il y a les thèmes de la prostitution, de la maison brisée, et de l’amour non-réciproque qui se départagent dans les champs lexicaux. De plus, il y a un ton caustique qui en émane, malgré la dualité de la narratrice, à aimer le métier de pute, mais ironiquement détester les clients qui la font vivre de son métier.

Ce qu’on peut envisager, est que le style volontairement ampoulé d’Arcan, se veut comme un manque de confort pour la lisibilité. En s’habituant graduellement au style, on fait nos pauses pour chaque idée conçue, se recelant dans la même phrase serpentine. Arcan nous donne à cet effet, d’être une auteure qui ne voulait pas être lue, si on constate le style. Il est probable qu’elle méprisait le lecteur. Elle voulait devenir lisible, rien que pour les lecteurs qui s'évertueraient à la comprendre, rien de plus. Tu veux savoir qui je suis, bien il va falloir que tu t’efforces de toi-même à me connaître, parce que je ne vais pas me rendre jusqu’à toi, comme ça. Je vais te faire travailler pour.

Or dans un exercice, qui se veut tel un exorcisme de la rage et de la colère de son auteure, le style se traduit également comme de longs souffles ponctués de rage. Arcan veut sortir le mépris, en longs souffles ponctués et saccadés d’écrits, un style démesuré et original qui l'a probablement guidé vers son succès comme écrivaine, pour lui remporter le prix Femina.

Dernièrement, il existe aussi une dimension de la prose poétique dans sa forme, et qui se poursuit pour les passages érotiques, issus du livre. Certaines bribes de phrases, de son long style envahissant, retiennent profusément notre attention.

La déconstruction du récit

Passons maintenant à la logique du récit, qui devient au fil de la lecture, parfaitement déconstruite. Ce que nous avons au lieu d’un récit cohérent, se dotant d’une certaine cohésion avec un début, un milieu et une fin, se traduirait plutôt comme les tranches de vie du personnage. Arcan entrecoupe les épisodes de la vie avec ses jugements épars au sujet de ce monde et de son entourage, que ce soit la famille ou les amis. Les tranches de vie qui se déroulent dans le huisclos de sa chambre, ainsi que ses nombreuses activités nocturnes, et mondaines du jour.

Une chose devient certaine, est que Arcan adopte une structure de contenu, fortement inspiré d’Henry Miller. Dans la seule exemple du livre, Tropique du Cancer, Miller entrecroise l’histoire propre de sa vie en épisodes, ainsi que ses nombreuses philosophies et jugements de l'homme et de la vie. Le contenu philosophique devient des essais propres pour le contenu des chapitres. Chez Miller, on ressent une continuité dans la narration. Pour Arcan, par contre, on brise le fil qui fait la continuité d’une scène à l’autre, et les scènes n’ont pas de liens entre-eux. Il n’y a pas une progression, ni une montée narrative, or la narratrice est un personnage qui évolue au fil du livre. Tout devient quelque peu sporadique, parce qu’il n'existe pas également une action précise et claire. S’il y a une action dramaturgique, il ne se produit rien de manière distincte, ce qui laisse de la place à l’imagination, tel un roman ouvert.

Pour cette raison, il y a une structure en vignettes, et non en histoire, parce que Arcan voulait donner de l’imprévu, afin de ne pas donner l’impression au lecteur qu’il lit malheur par dessus malheur. Le livre aurait pu être construit de façon classique avec un début, une milieu, et une fin, et par conséquent, le livre aurait été d’un ennui morne et rien de plus. Un livre banal et ennuyant, c' est ce que l’on aurait eu pour compenser. À la place, le livre est écrit comme à la manière de Miller, dans une structure épistolaire, où les épisodes ne forment pas nécessairement une histoire cohérente.

 

Portrait de l’Autre

Finalement, le portrait de la jeune femme québécoise, qui est sévèrement caustique. En soi, Putain se veut le véhicule d’une misanthropie parce que Arcan détient un ton acerbe contre les autres prostituées, ainsi que les clients, au travers de sa narratrice principale. Les femmes, qui seraient davantage plus ravissantes qu’elle, selon son jugement, sont pour elle une solide et farouche compétition. Les hommes, quant à eux, ne sont rien que des dupes ou des nigauds, aisément manipulables. On les manipule par les sentiments ou le sexe, tout comme ils représentent la part d’un mal incarné.

Afin de séduire les hommes, le personnage se doit de les séduire, au moyen de sa putasserie, comme elle le dit elle-même. Ce serait cela, et que l’on soit d’accord ou non, cela reste à la discrétion de tout le monde. Or lorsque l’on passe une enfance difficile, on peut bien maudire le prochain, puisque sa relation avec ses parents, fut loin d’être la plus idéale.

L’Autre n’incarne pas grand-chose, mais devient la seule source de tout son malheur. Pour le livre, le motif qui conduit le personnage vers la prostitution, est en soi assez bizarre, parce qu’elle fait le plus ancien métier du monde, à cause de la perception d’autrui. Selon le personnage, les gens ont fait d’elle une ouvrière du sexe, donc elle se voyait comme travailleuse du sexe.

La plus terrible et vaine des questions que l’on pourrait se poser serait ceci : est-ce que la perception de chacal du monde ordinaire de la grande ville lui confirmait une perception qu’elle avait d’elle-même, dû à une faible estime de soi, et dû à une enfance troublée ? On dit «vaine», car elle sera sans doute sans réponse. Que ce soit l’auteure véritable ou un personnage de fiction, on éprouve de la misère à avaler cela au départ. Mais lorsque l’on continue dans le livre, on constate le passé troublant de la narratrice, et ça ne semble pas aussi farfelu par la suite. Pour la narratrice, elle maudit et adore son métier, en même temps, ce qui nous laisse une certaine ambivalence. Par conséquent, nous restons encore à l’extérieur du personnage; on délaisse son univers personnel et on prend ses distances.

Pour conclure, je ne sais trop quoi en penser, parce que ce sont mes goûts qui m’auraient guidé vers elle, car j’aimais beaucoup le travail d’Henry Miller. À la longue, je reconnaissais du Miller, dans le talent de Nelly Arcan. Mais, s’il faudrait comparer Miller avec Arcan, ce sont deux auteurs, qui demeureront toujours aux antipodes. Je sais, je répète ad-nauseam les deux oeuvres majeures de Miller, mentionnées plus tôt, Tropique du Cancer et Tropique du Capricorne. Et cependant je crois que Miller fut pour elle, une solide influence. Pour le Québec, ce fut la perte d’une auteure de renom, qui n’avait pas exactement reçu sa part de respect parmi une fausse “intelligentsia” littéraire. Elle a connu un énorme succès à l’étranger, à partir de l’Europe. Arcan, tout comme n’importe quel artiste au Québec, s’est dit probablement : il n’y a rien que les bonnes personnes qui vont me comprendre, et j'écarterai le reste.

 

Ma cote de librairie

8.5/10

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