L'éviscération des cultures : les documentaires multiculturels de l'ONF

Au début des années 60, la décennie de la naissance du cinéma québécois, l’Office National du Film fut l’une des premières institutions au Canada à se consacrer au cinéma, par le biais du documentaire. Durant les années 40 et 50, John Grierson, l’un de ses pères fondateurs, innova et perfectionna le cinéma documentaire, étant en compétition farouche avec le cinéma dominant hollywoodien.

L’ONF a connu un âge doré en ce qui concernait le cinéma documentaire, ce qui traversa les décennies, ainsi, peut-on dire aussi, le monde. L’institution élabora le documentaire, tout en accomplissant un simple mandat, qui était celui de faire connaître le Canada, à ses concitoyens les Canadiens, tout autant qu’au reste du monde. Vers le milieu des années 90, et le début des années 2000, la pratique du documentaire changea de visage, en sortant de son traditionalisme, afin de mieux se tourner vers la réalité de l’interculturalité et du multiculturalisme. Le multiculturalisme devenait un fait de la vie, durant le cinéma de l’ONF, en commençant par le milieu des années 80.

En ce qui concerne le multiculturalisme, deux cinéastes-pigistes de l’ONF, Dominique Cardona et Najwa Tlili, ont réalisé des documentaires, ayant deux esthétiques contraires qui partageaient une même vision unique. Une vision qui corroborait à la réalité de l’immigrant arrivant au Canada, et de l’immigration. Ces deux œuvres sont La Charia au Canada, réalisé en 2005 par Cardona, ainsi que Rupture, réalisé en 1998, par Tlili. Elles ont chacune, une façon propre de traiter le documentaire. L’une, La Charia au Canada est construite d’une manière classique, tandis que l’autre Rupture, se joue d’une certaine stylisation.

Or, ces deux documentaires des années 2000, de l’ONF proposent des problématiques importantes, malgré les similitudes et les différences liées à leur contenu et à leur forme : « Les deux documentaires proposent un portrait vivant de l’immigrante rapaillée, qu’elle soit libanaise ou arabe, et que l’arrivée au Canada, n’est pas en soi une histoire facile, pleine de joie et de gloire. Alors, est-ce que l’ONF se donne le nouveau mandat, de protéger les droits des hommes comme un intervenant des Nations Unies, de par son cinéma documentaire ? » Il serait intéressant de répondre à ces questions, car effectivement les deux documentaires proposent le mauvais côté de la médaille, au sujet du multiculturalisme et de la vie d’immigrante au Canada. Il faudra mettre en évidence, et dans l’essor de la réflexion : le style et le contenu des deux œuvres, ainsi que la nouvelle mission culturelle que l’ONF s’est mandaté durant les années 2000, jusqu’à maintenant.


Tout d’abord, il faut commencer par décrire l’esthétique et le contenu du film, La Charia au Canada, de la cinéaste Dominique Cardona. En gros, c’est un documentaire traitant d’une instauration souhaitée de la loi de la Charia : un coda religieux de lois musulmanes, pratiqué de toute évidence par les musulmans. Un coda qui anéantit totalement les droits des individus. Le film démontre que l’on aurait voulu appliquer la loi de la Charia dans la législation canadienne à Ottawa. L’œuvre de Cardona se divise en deux grandes parties, la première partie s’intitule Qu’est-ce qui fait peur ?, tandis que la deuxième partie se nomme Les pièges du multiculturalisme.

Au point de vue de son esthétique, le film de Cardona s’articule comme un documentaire conventionnel à « têtes parlantes ». C’est tout ce qu’il y a de plus habituel pour un documentaire canadien. De plus, c’est la forme classique du documentaire, employée maintes fois, et pour l’ONF, c’est absolument sa propre forme institutionnelle. Mais aussi, ce n’est pas seulement que des témoignages que l’on recueille, à l’endroit de chaque musulmane. Le film traite l’image d’une façon directe, en faisant en soi du cinéma direct. Ce cinéma direct se combine aux témoignages de nombreux individus, rencontrés et interviewés.

Cardona produit son documentaire, dans le recul, l’objectivité et la concision, tout en privilégiant de montrer par la manière du documentaire, les dangers du multiculturalisme. Cardona essaie d’appliquer une objectivité propre, en montrant toutes les facettes de la culture dominante, tout en ne négligeant pas les autres cultures existantes, vivant au sein d’un même pays. Mais dans l’esthétique de Cardona, on voit déjà un parti pris qui se reflètera dans le contenu. En outre, elle présente sous une lumière plutôt négative des musulmans, vivant au Canada. Or, Cardona reste quand même objective, et essaie de présenter sous un vrai jour dans son documentaire, les imams et les musulmans, qui sont encore des fervents croyants.

On nous laisse croire que certains musulmans nous cachent des choses, qu’ils manquent de sincérité envers les citoyens de l’Occident. D’autre part, à travers de nombreux et différents témoignages, on reste fixé face aux situations difficiles qu’éprouvent les immigrantes arabes, dans l’issu de leur mariage, dont les coutumes proviennent de leur pays d’origine. Les femmes vivent des situations graves de viols et d’abus aux mains d’un mari magrébin, mais elles sont présentées comme des femmes fortes qui se tiennent debout, de par leur indépendance et leurs convictions. Elles sont encore capables de refaire leurs vies, en compagnie de leurs enfants, dont elles ont la garde. Alors, on en déduit que les maris arabes brutalisent leurs femmes. Ils les répudient pour toute raison, en conséquence, tout cela est accepté et détiennent le droit dans leur Charia.

Ensuite, passons au contenu du film, puisque les titres des deux parties, Qu’est-ce que la peur ? et Les pièges du multiculturalisme sont suffisamment explicites dans l’élaboration de leur fond. La peur de l’autrui, ainsi que les dangers (ou pièges) du multiculturalisme, deviennent les thématiques qui seront au cœur du film de Cardona. Dans les témoignages du film de Cardona, on ressent que les musulmans ont une certaine arrogance envers les gens de l’Occident. Néanmoins, cette arrogance peut tout autant se traduire comme une haine refoulée. L’instauration de la loi de la Charia dans les grands tribunaux et les grandes législations canadiennes serait en soi un point tournant dans l’interculturalisme au Canada. Cependant, d’après l’avis de ce documentaire, ce genre d’instauration serait un piège multiculturel pour tous les citoyens canadiens. La Charia religieuse éliminerait tous leurs droits et libertés civiles au grand complet. Il n’y a pas de sobriété, et le film s’articule de son contenu comme un plaidoyer, comme un « film à thèse » contre les dangers réciproques provenant du multiculturalisme et de l’autre, qui est la population ethnique. En somme, la culture ethnique doit se plier à la culture dominante, au sein d’un même pays.

Le deuxième documentaire, Rupture, est produit par une immigrante arabe, une Néo-Québécoise, Najwa Tlili. C’est encore une fois, un documentaire traditionnel, qui présente à la fois du cinéma direct, ainsi que des témoignages. Encore une fois, on applique l’esthétique du documentaire, qui est proche de l’esthétique de l’ONF, rejoignant le documentaire institutionnel. La seule différence entre les deux styles du genre documentaire, est que cette fois-ci, on assiste au regard d’une immigrante Néo-Québécoise, au lieu du regard d’une Canadienne qui voudrait prévenir ses propres concitoyens des dangers du multiculturalisme. L’approche de Tlili diffère grandement de celui de Cardona.

Même si le documentaire contient des valeurs formelles dans sa construction, on assiste à une stylisation du documentaire. Rupture, dans sa stylisation, essaie de jouer avec les codes et les conventions du thriller psychologique, en allant de la typographie de son générique d’ouverture jusqu’à son image final. Tout le film est imprégné du genre thriller et de suspense, dans son style. Tlili veut récréer au spectateur le même sentiment d’inquiétude, de peur, et de difficulté que les immigrantes ont ressenti face à leur bourreau et feignant de mari d’autrefois. Tlili joue largement avec l’obscurité et les ombres, et utilise beaucoup d’éclairage par la lumière naturelle, provenant des chandelles ou des bougies. Les témoins, en parlant des deux femmes immigrantes qui auraient subi des sévices de leur mari, résident dans la pénombre.

Alors, elles sont très faiblement éclairées. Najwa Tlili joue beaucoup avec le pathos, en essayant de susciter le plus d’émotion possible chez le spectateur. La propre histoire des immigrantes est noire, alors on doit les plonger dans une presque obscurité pour qu’on les filme. Or, d’autre part, le film n’est pas complètement misérabiliste, puisque dans sa structure dramatique, on fait la transition entre les histoires intimes de mauvais mariage et de conflit marital des jeunes femmes, vers une certaine résolution des conflits. Chacune d’elles raconte, comment elles se sont sortis de leur mariage venimeux, en se sauvant d’un conjoint hargneux, et dominant. Elles ont trouvé de l’aide, en allant dans des centres pour femmes battues. Elles ont divorcés, et refait leur vie, aussi simple que cela. C’est la même structure dramatique pour le thriller psychologique hollywoodien, excepté du fait que c’est la structure de l’épopée. Il y a une situation initiale où l’immigrante est heureuse d’arriver au Canada, et espère en une vie meilleure avec son nouveau conjoint. Par la suite, on aborde l’élément perturbateur où le mari dans le couple devient glacial et abusif. Finalement, il y a le dénouement et la situation finale, où les deux immigrantes se sont sorties de l’enfer de l’emprise, et retrouvent une vie meilleure, en étant seule et indépendante. Par ailleurs, finissons avec le contenu de Rupture, le film dévoile les dangers du multiculturalisme, dans le cadre intimiste d’un couple de Néo-Québécois, arrivant au Canada. On traite du manque d’encadrement, à l’effet des nouvelles immigrantes, ainsi que de leur difficulté d’adaptation et d’intégration.


La mission culturelle de l’Office National du Film a changé drastiquement depuis la fin des années 70, jusque vers les années 95. On cessa de produire des documentaires, ayant seulement des mandats artistiques. Vers les années 2000, on se devait de faire des documentaires qui n’étaient plus bénins. On ne produisait plus des documentaires qui n’avaient que pour but, à l’égard de certains réalisateurs, que d’émouvoir les passions ; au moyen de sujets scientifiques, artistiques et bénins. C’était le contraire, puisque la mission culturelle de l’ONF devenait celui d’un ombudsman pour le Canada : un avocat qui s’occupe de protéger les droits du citoyen, et qui se doit de protéger les droits et les libertés de l’Homme.

L’ONF s’est donné respectueusement la tâche d’agir en avocat, et c’est pour cette raison que dans les deux films, le droit et la vision des sciences politiques prendront une place prépondérante, dans l’univers du documentaire. Dans le film de Cardona, la réalisatrice voulait prôner une méfiance envers les gens provenant d’autres cultures, en particulier la religion musulmane, qui ne respecteraient pas, ou ignoreraient nos valeurs communes.

Dans l’œuvre de Najwa Tlili, on promouvait les droits et les libertés des hommes et des femmes, en ce qui concernait du cas des deux immigrantes. Dans un sens qui peut paraître pur et bête, l’ONF veut proférer le message au reste du Canada, que le Canada est un pays libre et démocratique. On transmet ce message, dans le cas où d’autres forces étrangères voudraient usurper nos droits et nos valeurs, alors on doit rester vigilants, face à l’autre et à l’étranger. On ne doit pas se laisser envahir par l’autre, tout en maintenant de bonnes relations interculturelles avec l’autre. Alors, en ce qui concerne les deux documentaires, réalisés en sept années d’intervalle, on veut promouvoir la liberté, et non la haine de l’autre. Dans le cas de ces deux documentaires réalisés par des femmes, on refuse avec raison au Canada, la misogynie qui parait sauvage et brutale, en provenant d’une culture à l’autre.

Ces deux œuvres du cinéma documentaire nous éveillent, fracassant la conscience du spectateur, favorablement Canadien, Québécois, Néo-Québécois ou Néo-Canadien. C’est à lui que les films s’adressent, et uniquement à lui, car ce sont des problèmes sociaux qui concernent principalement le Canada. Le Néo-Canadien doit apprendre les règles de vie et de civisme, que lui réservent son pays d’adoption, le Canada. La Charia au Canada de Dominique Cardona, est un plaidoyer, rempli d’empathie et de force, en faveur des droits et libertés de l’Homme. Cardona, de par son parti pris, favorise une vigile et une surveillance à l’égard des valeurs religieuses et des valeurs des autres cultures. Des valeurs qui ne s’ajointeraient pas aisément avec les valeurs humanistes du Canada. Rupture de Najwa Tlili, est en somme, deux tristes histoires d’intégration. C’est l’histoire de femmes, en proie aux difficultés de devenir des nouvelles arrivantes en terre inconnue, représentant pour tous la terre promise. On perçoit la résolution du drame d’intégration, en soutenant le point que les immigrantes, ainsi que tout le peuple canadien sont sur le même pied d’égalité. Nous sommes tous « dans le même bateau », autrement dit. Les deux documentaires dressent à leur manière, le portrait de l’immigrante dépassée par les événements et vivant dans un mariage exécrable. Leur arrivée à « la terre promise » du Canada n’est pas constamment couronnée de succès.

Maintenant, arrêtons-nous ici sur le sort du multiculturalisme au Canada, pour se concentrer sur une autre problématique, concernant le cinéma des années 40 à 70. Il serait fascinant de mesurer la force d’impact que recèlent les documentaires politiques américains et français. On pourrait faire une analyse des œuvres françaises et américaines, des grands cinéastes, tels que René Vautier, Jean Rouch et Trinh T. Minh-ha. Plus particulièrement, dans le cinéma documentaire expérimental de Trinh Minh-ha qui s’ouvre sur le sujet de l’Afrique. Il serait fascinant de se questionner à propos du regard de la cinéaste américaine d’origine vietnamienne, pour son film Réassemblage. Dans son film Réassemblage, réalisé en 1982, Trinh Minh-ha propose un regard expérimental et documentaire sur l’Afrique noire de la brousse. Alors il serait aussi fascinant d’examiner son esthétique, en comparaison d’un autre documentaire qui serait celui de René Vautier, dont sa tradition est un cinéma direct à la Jean Rouch.


BIBLIOGRAPHIE

1. CASTEL, Élie, « Entre l’ombre et la lumière », dans Séquences, Montréal, No 197, Juillet-Août 1998, pp. 16-17

2. GODBOUT, Jacques, « L’année Zéro », dans Nouvelles vues sur le cinéma québécois, Montréal, No 6, Automne 2006, pp. 52-56

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4. LEVER, Yves, Anastasie ou la Censure du cinéma au Québec, Éditions Sirelly, Québec, 2008, 318 p.

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